Vous n’osiez pas le dire, mais je vous entendais piaffer. Tous ces articles et rien sur le tango, elle ne va quand même pas passer à Buenos Aires sans… ?
Non.
Vous ai-je dit que j’ai des voisins formidables ? Un peu, oui, mais je ne vous l’ai pas dit assez. En plus ils sont fous de tango.
Jeudi 26 au soir, nous avions rendez-vous. D’abord au restau, une institution nommée « Centre Basque Français » (en français), fondée par une vingtaine de notables basques à la fin du XIXè siècle et qui abrite des salles de réunion, un trinquet et un restaurant où l’on mange fort bien dans une ambiance qui rappelle les institutions gastronomiques basques traditionnelles : nappes immaculées, boiseries sombres, serveurs en uniforme et au garde-à-vous, le grand jeu. Puis nous sommes partis pour le Club Gricel, une milonga parmi les plus authentiques. L’ambiance y rappelle les bals populaires français des années 1960, à ceci près qu’on y danse avant tout le tango. Il y a des rites, tout le monde vous le dira : si vous vous installez à une table avec votre conjoint, cela signifie que vous n’êtes disponible pour personne d’autre. Si vous vous asseyez seule, les cavaliers peuvent vous inviter. L’invitation se fait par le regard. C’est l’homme qui invite ; si vous lui rendez son regard cela signifie que vous acceptez. Si vous l’esquivez, si vous fixez un point à l’infini, le fond de votre verre ou le bout de votre soulier, c’est un refus, il n’insistera pas.
Chaque couple ainsi formé est parti pour trois danses. Après ces trois morceaux, le DJ passe un morceau de rock histoire de bien dire que c’est terminé. Puis ça recommence. On ne danse pas forcément tout de suite : les couples de danseurs peuvent discuter un moment sur la piste avant de se lancer. On reconnaît les danseurs chevronnés à ce qu’ils terminent le morceau avec les pieds joints, et pas figés dans une position acrobatique. Cela signifie, tout simplement, qu’ils connaissent les musiques par cœur.
Tous les danseurs ne sont pas des étoiles ; il y en a de meilleurs, de moins doués, de plus ou moins entraînés. Peu de monde ce soir, et pas d’étrangers à première vue, sauf nous. Pas de tango acrobatique mais des figures sensuelles, où comptent avant tout l’entente entre les deux danseurs et leur compréhension du morceau. On ne répète pas les mêmes pas indéfiniment comme pour les danses de salon européennes : on ménage des silences, des syncopes, des balancements suggérés par la musique.
Pardon pour la mauvaise qualité des photos, je n’avais que mon téléphone.
Du côté des femmes, à gauche, une danseuse très demandée, non sans raison. Grande et très mince, elle danse en souriant à peine et, quand elle se rassied – pour peu de temps – ses orbites creusées, son regard perdu, son attitude d’attente avide donnent envie d’en imaginer plus à son sujet.
A la fin de la soirée, une loterie. Les billets sont tirés au sort et gagnent des cadeaux. Deux tombent sur notre table de trois personnes. Les cadeaux sont modestes mais la tombola fait partie de l’ambiance. La soirée se termine par de la salsa, avec nettement plus de monde sur la piste, comme un défoulement après une danse très codifiée.
Avec Il et Elle, nous sommes allés, dix jours plus tard, à une autre milonga, celle de la Glorieta de Barrancas de Belgrano. Au milieu d’un jardin public – actuellement en travaux, ce qui ajoute un petit côté clandestin – un kiosque à musique accueille chaque fin de semaine une milonga en plein air. L’atmosphère est différente, et les danseurs plus nombreux que l’autre soir au Club Gricel même si le temps n’est pas au beau fixe. Les meilleurs danseurs n’arrivent pas dès le début, ils se font attendre. Tous les âges sont représentés : vieillards dignes ou encore canailles, couples jeunes, personnes entre deux âges parfois très esquintées par la chirurgie esthétique : Buenos Aires, me dit Il, est la capitale mondiale du botox et du silicone. Les accidents industriels du type Donatella Versace n’empêchent pas de danser, manifestement.
Quelques photos de pieds ici :
Une remarque au passage : nous parlons ici de tango dansé, et le répertoire est celui du tango traditionnel tel qu’il s’est figé au tournant des années 1950. Dans toutes les occasions que l’on a de rencontrer le tango à Buenos Aires, rares sont les incursions dans un répertoire plus moderne comme Piazzolla, Mosalini, Cedrón, Jerez-Le Cam… Le premier semble toutefois être un bon produit d’exportation, si j’en juge par ce Piazzolla Tango Show qui fait beaucoup de publicité très agressive dans la calle Florida (la plus touristique, la plus commerciale et la plus truffée d’arbolitos) et qui présente toutes les apparences de la grosse machine pour touristes friqués. Quant aux très branchés Gotan Project, ils se retrouvent en bande-son de musée, comme on l’a vu lors de la visite du musée Evita Perón…
A suivre !